L’histoire et les histoires

Les journalistes, très souvent, se contentent de reporter des faits, événements, documents, chroniques, et, à travers eux, justifier un jugement de condamnation ou d’acquittement. En allemand, langue très précise, ce genre de récit s’appelle “historie”. Ce serait comme le journal de bord d’un bateau cargo: il nous indique le lieu de provenance, la position, vents, pluie, mouvement ondulatoire, direction du bateau, lieu d’arrivée, etc. Il peut aussi nous dire que le bateau transporte, par exemple, des chaloupes gonflables. Il fournit, en fait, des données utiles, mais qui ne nous permettent pas de savoir si ce bateau exécute une mission humanitaire de secours pour des naufragés, ou s’il transporte des barques pour des contrebandiers sans scrupules qui transportent illégalement des réfugiés entre la Lybie et l’Italie par exemple, ou entre la Turquie et la Grèce.

De façon analogue, dans un conflit, les “histoires” nous diront par exemple qu’il y a eu beaucoup de morts et peu de blessés, et qui a lancé les missiles mortels, mais rien sur la motivation de ceux qui ont décidé de tuer ces personnes.
Les “histoires” nous offrent une perspective importante et nécessaire pour comprendre l’Histoire. Mais, en soi, cette approche n’est pas Histoire. En tirer des déductions hâtives et superficielles peut devenir très dangereux: on peut arriver à dire tout et son contraire. La compréhension de la vérité dépend du comment je raconte les faits, si je les raconte pour démontrer mes thèses, ou pour comprendre et évaluer des choix qui ont des conséquences sur les personnes et les peuples.
L’Histoire, ce ne sont pas les faits en eux-mêmes, mais leur lecture et leur compréhension. Cette Histoire, qui lit les faits et les interprète, se dit en allemand: « Geschichte » c’est-à-dire l’Histoire en tant qu’événement compris, interprété, lu à la lumière des faits et du contexte, et aussi des intentions, des perspectives et des conséquences. Pour comprendre et interpréter, il ne suffit pas de savoir ce qui s’est passé. Culture et connaissances permettent d’exprimer un jugement historique. Non pas une sentence judiciaire, mais un jugement historique: chose qui n’est donc possible que dans la liberté, l’écoute, le dialogue avec les autres. Car pour n’importe quel fait ou récit d’histoires, on doit laisser libres l’écrivain et le lecteur de regarder les données et les événements à travers leur propre culture et expérience. Ainsi les histoires sont d’abord écoutées puis interprétées, évaluées et enfin comprises. Il est évident que, selon la culture et les connaissances, le jugement historique se modifie et change. Sans pour cela être faux. La pluralité des jugements historiques est une richesse et aussi un devoir, si on a choisi d’aller au-delà des luttes et des guerres pour préférer l’unité. Ce n’est pas facile, il est vrai, mais c’est humain. Pas seulement raisonnable, mais humain. Si on choisit le pouvoir, alors c’est différent.
L’erreur est de condamner le jugement de l’autre selon les critères de ma culture et de mes connaissances, sans rien connaître des critères de l’autre. C’est aussi condamner, comme fausse, l’histoire de l’autre, parce qu’elle est différente de la mienne.
Parfois les journalistes, au lieu de raconter les “histoires”, ils les inventent. C’est plus facile, il est vrai, mais si, plus tard, on décide de juger l’Histoire sur la base de ces préliminaires, cela devient insupportable.
C’est pourquoi, j’avais écrit auparavant: “en tant que journaliste, je sens le devoir et le besoin de donner des informations vraies et lues avec intelligence, pour m’aider moi-même, ainsi que les lecteurs, à saisir la valeur et la portée des informations”.

Bruno Cantamessa

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