Et Noémie la migrante s’est levée
Luigino Bruni nous plonge dans le Livre de Ruth. Ce texte court et méconnu se révèle être une étonnante « parole de femme ».
Le petit Livre de Ruth est l’un des plus beaux de la Bible, si ce n’est le plus beau du point de vue narratif. On y découvre de nombreux messages éthiques, économiques et religieux, mais c’est avant tout une merveilleuse nouvelle, une histoire de famille, un moment de l’histoire d’Israël. Il ne comprend que 85 versets, dont 55 dialogues, où Dieu semble s’effacer.
En fait, c’est son propre cœur qui s’y révèle, sous les traits essentiels de l’âme féminine. Il met en scène deux femmes : Ruth et Noémi. Ruth apparaît comme une femme tout simplement splendide, comme est grande la figure de sa belle-mère Noémi ; et fascinante la relation qui les unit. L’histoire de deux femmes solitaires et étrangères ; deux migrantes, deux amies (en hébreu, Ruth signifie « la compagne »).
Tout se déroule au long du chemin, dans les champs, dans la cour de la maison, presque entièrement en plein air. Pas d’intrigue de palais. Tout tourne autour de cette relation particulière à la vie, tenace et unique, qui caractérise les femmes. Noémi est une mère, veuve orpheline de ses deux fils. Elle ne s’est pas laissé abattre par l’adversité, ni par les vieilles lois d’un autre temps, ni par les deuils, et a su prendre avec elle ses deux belles-filles, ainsi que nous tous, dans l’attente constante de ressusciter. « Au temps des juges, il y eut une famine dans le pays » (Rt 1,1). Une famine a conduit Abraham en Égypte ; une autre y a amené les fils de Jacob et c’est là qu’a eu lieu la grande réconciliation avec leur frère Joseph. Une famine est un événement douloureux qui prépare une résurrection, une douleur qui oblige à quitter sa terre… « Un homme, avec sa femme et ses deux fils, émigra de Bethléem en Judée. » Le nom Bethléem signifie « maison du pain ». Cette famille, à cause d’une famine, quitte la « maison du pain » pour aller s’en procurer loin de chez elle. Or elle ne se rend pas en Égypte, où l’eau du Nil est pourtant abondante, mais dans un lieu hasardeux au nom quasiment banni des Juifs de cette époque : « Dans les Champs-de-Moab », chez les Moabites, qui, avec les Ammonites, faisaient partie des ennemis historiques d’Israël.
« L’homme se nommait Élimélek, c’est à-dire : Mon-Dieu-est-roi, et sa femme : Noémi, c’est-à-dire : Ma-gracieuse […]. Ils arrivèrent aux Champs-de-Moab et y restèrent » (Rt 1,2). Cet homme migrant est porteur d’un lien avec ce Dieu différent qui est le sien. Et ils se sont installés à Moab en tant que migrants. Dans la Bible, chaque migration continue celle de l’Araméen errant, qui n’a jamais cessé de se déplacer, qui a toujours gardé une profonde nostalgie spirituelle de cette vie de nomade libre et pauvre. « Élimélek, le mari de Noémi, mourut, et Noémi resta seule avec ses deux fils » (Rt 1,3). Une fois mort, Élimélek est appelé « le mari de Noémi », expression très rare dans ces cultures patriarcales, mais qui s’intègre bien dans un livre au féminin.
« Ils demeurèrent là une dizaine d’années. Mahlone et Kilyone moururent à leur tour, et Noémi resta privée de ses deux fils et de son mari » (Rt 1,4-5). Nous ne savons ni comment ni pourquoi sont morts le mari de Noémi puis ses deux fils. Or ceux-ci avaient épousé « des femmes moabites : l’une s’appelait Orpa et l’autre Ruth » (Rt 1,4). Que deux Juifs épousent des femmes moabites n’est pas sans importance. La loi de Moïse ne permettait pas aux Moabites de devenir membres de la communauté d’Israël. Mais, comme d’autres fois, le Midrash (méthode d’exégèse rabbinique de la Bible) donne sa propre lecture : « Moabite (homme) mais pas Moabite (femme) », laissant supposer que cette interdiction ne s’appliquait pas aux femmes.
Ce monde patriarcal, tout entier centré sur la loi du fils premier-né, avait édicté des normes qui atténuaient et bravaient cette loi d’airain. L’histoire du salut est ainsi traversée par des fils aînés qui ne sont pas élus (Caïn, Esaü…) et des fils derniers-nés qui le sont (Joseph, David…). Et nous voyons maintenant des femmes violer la Torah de Moïse. Il y a là une transgression typiquement féminine, qui se glisse entre les lignes des lois écrites par les hommes, dans les failles des règlements conçus et voulus par et pour un monde masculin.
À Noémi la vie ne laisse que deux veuves, épouses de ses fils: elle se retrouve exclusivement en compagnie de femmes. L’économie du récit a éliminé les trois hommes de la scène, et dans ce livre composé presque entièrement de dialogues, ceux-ci sont entrés et sortis sans dire un mot. Un champ défriché pour que trois femmes, trois veuves, se révèlent. À ce point, Noémi s’en va dans un état comparable à celui d’un Job féminin – mais accompagnée par deux veuves : « Alors, avec ses belles-filles, elle se prépara à quitter les Champs de-Moab et à retourner chez elle » (Rt 1,6). Noémi rentre chez elle, à la « maison du pain », vaincue par la vie. Le livre ne nous dit pas ce qui s’est passé dans son âme entre la mort de ses fils et le moment où elle « s’est levée ». Qui sait combien de mots Ruth et Orpa ont dû échanger avec elle ? Les femmes ne peuvent se consoler qu’ainsi : elles conjurent la mort en parlant entre elles. « Elle s’est levée » marque la fin de son deuil. Noémi s’est levée ; elle a choisi de continuer à vivre. Telle est la résurrection de Noémi ! Elle a prié et cru !
Extrait d’un texte publié dans Avvenire
Luigino BRUNI

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