A ce Liban qui m’a tant donné !
Je me trouvais l’autre jour dans la rue avec quelques personnes amies à qui je disais en passant combien je me sentais chanceux d’être revenu de nouveau vivre au Liban (pour la 4e fois de ma vie, il faut le dire, pour un total qui dépasse maintenant les 25 ans !) Et je me suis aperçu qu’un de mes interlocuteurs était presque scandalisé ou incrédule devant mon affirmation : il avait peut-être du mal à croire qu’un étranger qui pouvait théoriquement vivre à l’aise dans son pays prétende être heureux au milieu des épreuves que le Liban traverse depuis maintenant plus de 40 ans. Sa réaction m’a fait réfléchir et je voudrais de tout mon cœur vous dire ici ce que j’ai senti vraiment au fond de moi.
Oui, je suis heureux, profondément heureux, d’être au Liban en ce moment. Je ne veux pas faire ici de comparaison avec les autres pays du Moyen Orient où j’ai vécu aussi beaucoup de bonheur pendant de si longues années, cela ne servirait à rien. J’ai toujours essayé de ne pas trop me poser de questions et d’accueillir les circonstances de la vie comme elles viennent. J’ai d’abord appris à être homme au Liban où je suis arrivé à l’âge de 22 ans pour la première fois. J’y ai fait des expériences fondamentales de joie, d’amitié et aussi de souffrance, en particulier quand la guerre a éclaté. J’y ai vécu la solidarité, l’enthousiasme, la peur, l’espoir, la compassion, la déception et le pardon. J’y ai connu l’échec, le découragement, mais aussi le courage, l’ardeur, des émotions de toutes sortes qui n’ont jamais laissé vides aucune de mes journées.
J’ai d’ailleurs raconté déjà dans ce blog les premières années de mon aventure libanaise. Mais ce que je sens aujourd’hui, c’est qu’ici j’ai appris à aimer l’humanité comme elle est, avec sa grandeur et ses faiblesses, avec des gens capables de s’oublier complètement pour sauver la vie des autres ou d’autres qui se refermaient sur eux-mêmes pour se protéger contre trop de souffrance. J’ai appris à prendre ici les gens comme ils sont en essayant de ne jamais les juger, car juger est toujours du temps perdu et on ne sait jamais ce qu’on aurait fait si on avait été à la place de l’autre.
Mais je voudrais crier ici bien fort que, si j’ai le courage ou l’audace de dire que je suis heureux au milieu de tant d’épreuves et de souffrances qui ne finissent jamais, ce n’est pas de ma part de l’inconscience ou l’égoïsme de quelqu’un qui est tout content dans sa bulle sans se rendre compte des problèmes des gens qui l’entourent. Je pense et j’espère que ce n’est pas cela qui me rend heureux.
Je suis heureux parce que c’est au fond dans ces circonstances extrêmes qu’on découvre les trésors cachés de chaque être humain. Chacun porte en lui-même un trésor ou des trésors, qui risquent parfois de rester voilés ou enterrés sous la poussière d’une vie médiocre et terre à terre. Mais quand les difficultés ne s’arrêtent plus, on est obligé de choisir : ou bien décider d’être triste jusqu’à la fin de ses jours, et c’est une option qui peut parfois soulager apparemment. Ou bien décider de prendre sur soi le fardeau des autres et de tracer devant eux ou avec eux des chemins de lumière.
Et c’est au Liban que j’ai découvert en moi un optimisme que je n’avais pas du tout au départ, comme une mission qui a donné tout à coup un sens à ma vie. Et c’est dans cette bataille pour sortir tous ensemble du tunnel que je me suis mis à aimer vraiment les gens de tout mon cœur, comme je n’imaginais même pas en être capable. Je me suis trouvé ici des frères et des sœurs que j’aime et qui m’aiment plus que ma famille naturelle. Des gens à qui j’ai eu le courage de raconter mes faiblesses et mes angoisses, parce que je sentais confusément que je devenais ainsi plus crédible à leurs yeux, et ce partage a commencé à me lier à ces frères et sœurs pour toujours.
Moi qui venais d’une expérience familiale douloureuse et qui n’avais pas beaucoup de confiance en moi quand je suis arrivé ici, j’ai trouvé la confiance en moi-même en la donnant aux autres. Moi qui avais manqué d’affection dans ma famille française blessée (aussi par les conséquences des guerres que l’Europe a subies en son temps), j’ai trouvé cette affection en la donnant à ceux que je rencontrais. Et c’est ici que les personnes que j’ai pu aider à être elles-mêmes, au-delà des circonstances de la vie extérieure, ont fini par me convaincre que moi aussi je pouvais être beau ou aimable, ce que j’avais beaucoup de mal à croire au départ. Et c’est ici que j’ai appris à être moi-même en aidant les autres à sentir combien ils étaient finalement chacun tellement important. Jamais je n’aurais imaginé qu’on pouvait connaître des joies aussi fortes et aussi pures, parfois au milieu de quelques larmes, que celles que j’ai eu la chance de vivre ici…
Roland Poupon
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