À bas les individus

Voyez-vous je n’arrive plus à supporter les droits et les revendications de l’individu dans notre société. Je suis peut-être injuste, mais je sens trop qu’ « individu » nous ramène tout de suite à individualisme, alors que « personne », personne humaine, personne sociale nous fait plutôt penser à l’être en relation que nous sommes.

Je sais que si on se lance dans un débat philosophique sur la question on ne va plus en sortir. Mais je crois que nous pouvons nous en tenir ici au sens le plus courant que ces deux mots ont pris dans le langage ordinaire, pour pouvoir nous comprendre.
Bien sûr que chaque homme est unique et important en lui-même. Chacun a le droit d’être respecté tel qu’il est. L’humanité a fait beaucoup de progrès en ce sens. Théoriquement n’importe qui ne peut plus exploiter n’importe comment un autre homme sans que celui-ci ait tous les moyens de l’en empêcher. On sait malheureusement que la tentation de dominer les autres trouve encore bien des manières pour échapper à cette justice de base qui ne devrait plus être bafouée.

Mais là n’est pas la raison de mon mécontentement. Je ne suis pas mécontent de mes frères ou de mes sœurs qui réussissent ainsi à conquérir leur droit tout simple à l’existence sociale. Je suis simplement triste pour eux. Car ce ne sont pas les droits qui donnent la paix ou le bonheur. Tant qu’on en est encore là, à prétendre imposer aux autres sa présence, même si cette présence est bien légitime, on reste replié sur soi, sur la défensive et l’on est incapable de tisser ces liens sociaux qui vont nous épanouir et nous aider à devenir vraiment nous-mêmes.

Quand on me parle d’individu, j’ai l’impression qu’on me découpe dans l’espace social, exactement comme j’apparais, sans un millimètre de plus ou de moins : c’est ça que je suis, et c’est l’espace ou le volume que j’ai le droit d’occuper. Et puis après ?
Tandis que si je pense que je suis une personne, un être en relation, tout va changer. Car mon espace et mon volume ne s’arrêtent pas aux apparences extérieures. Ma relation avec les gens que j’aime et même mes relations difficiles avec ceux qui sont en conflit avec moi, font aussi partie de ma personnalité. Oui, je ne suis pas moi-même seulement cette réalité physique ou intellectuelle ou culturelle qu’on pourrait presque couper au couteau. Je suis d’abord le fruit de mes ancêtres et de toutes les personnes que j’ai rencontrées au cours de ma vie, qui m’ont formé ou déformé, mais qui m’ont aidé à construire peu à peu ce que je suis en ce moment en train de devenir.

La vie est tellement plus belle ainsi. Car elle n’est pas la juxtaposition de cloisonnements, elle est un jaillissement harmonieux, une symphonie de voix et de chœurs qui se répondent à l’infini, créant à chaque instant de nouvelles synthèses. En tant que personne je continue en moi et dans les autres la création et le progrès de l’humanité. Je « suis » en tous ceux que j’ai rencontrés depuis que je suis sur cette terre.

On peut prendre un individu, on peut l’arrêter, le mettre en prison, mais on ne pourra jamais prendre une personne, parce qu’on ne sait jamais jusqu’où va cette personne, quelles sont les ramifications, secrètes ou non, qu’elle a établies pour toujours au milieu de la société. Cela peut donner le vertige, parce qu’à certains moments je risque moi-même de ne plus savoir très bien qui je suis et où je vais. Ce serait tellement plus simple d’être un individu qui refuse qu’on le confonde avec qui que ce soit. Mais ce problème est un faux problème, parce que l’aventure de la personne en relation est tellement passionnante que c’est dans cette passion même que je me retrouve pleinement moi-même, là où justement j’aide aussi les autres à être pleinement eux-mêmes dans la réciprocité. Vous ne trouvez pas que l’on respire tellement mieux ainsi ?

Roland Poupon

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